J'ai vu des démocraties intervenir contre à
peu près tout, sauf contre les fascismes. Non seulement l'état d'esprit démocratique
vient de l'inspiration évangélique, mais il ne peut pas subsister sans elle. La terreur ne réussit pas à la démocratie,
parce que la démocratie a besoin de justice, et que l'aristocratie et la
monarchie peuvent s'en passer. Le grand œuvre s'accomplira par la science,
non par la démocratie. La faiblesse des démocraties, c'est qu'il leur
faille, trop souvent, se renier pour survivre. Avoir des esclaves n'est rien, mais ce qui est
intolérable, c'est d'avoir des esclaves en les appelant des citoyens. Le véritable progrès démocratique n'est pas d'abaisser
l'élite au niveau de la foule, mais d'élever la foule vers l'élite. Dans un voyage, le plus long est d'arriver à
la porte. Dieu, tant qu'il n'aura pas été chassé comme
une bête puante de l'Univers, ne cessera de donner à désespérer de tout. La force et la faiblesse des dictateurs est
d'avoir fait un pacte avec le désespoir des peuples. On peut mélanger l'espoir et le désespoir
jusqu'à ne plus distinguer l'un de l'autre. Mon unique espérance est dans mon désespoir. J'essaie de donner mauvaise conscience à mon
désespoir. Le désespoir lui-même, pour peu qu'il se
prolonge, devient une sorte d'asile dans lequel on peut s'asseoir et reposer. Le désespoir est la plus grande de nos erreurs. Le désespoir est le suicide du coeur. Le désespoir est une chimère, c'est ce qui le rend si
semblable à l'espoir. L'habitude du désespoir est pire que le désespoir
lui-même. Si Dieu avait voulu que l'amour soit éternel
[...] il se serait arrangé pour que les conditions du désir le demeurent. L'homme est une création du désir, non pas
une création du besoin. Un jour vient où vous manque une seule chose
et ce n'est pas l'objet de votre désir, c'est le désir. Le désir transforme l'être qui nous approche
en un monstre qui ne lui ressemble pas. Le désir fleurit, la possession flétrit
toutes choses. Une âme se mesure à la dimension de son désir. Il tournait dans son désir, comme un prisonnier dans son
cachot. Diminuez donc les désirs, c'est comme si vous augmentiez
les forces. A propos de chaque désir, il faut se poser cette
question : quel avantage en résultera-t-il si je ne le satisfait pas ? Il y a deux tragédies dans la vie : l'une est de ne pas
satisfaire son désir et l'autre est de le satisfaire. L'ordre est le plaisir de la raison :
mais le désordre est le délice de l'imagination. Il faut tout de même voir qu'il y a des ordres
apparents qui sont les pires désordres. Le désordre est le meilleur serviteur de
l'ordre établi. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par
le mépris. [Le destin] est simplement la forme
accélérée du temps. La tragédie de la mort est en ceci qu'elle
transforme la vie en destin. Je croyais que la route passait par l'homme, Les hommes ont inventé le destin, afin de lui attribuer
les désordres de l'univers, qu'ils ont pour devoir de gouverner. Je crois qu'il faut presque toujours un coup de folie
pour bâtir un destin. La décadence d'une société commence quand l'homme se
demande : " Que va-t-il arriver ? " au lieu de se demander : "
Que puis-je faire ? " On rencontre sa destinée Dans les crises politiques, le plus difficile
pour un honnête homme n'est pas de faire son devoir, mais de le connaître. Je ne connais qu'un seul devoir, et c'est celui
d'aimer. Tous ces caprices philosophiques appelés des
devoirs n'ont aucun rapport avec la nature. Il y a des circonstances où le mensonge est le
plus saint des devoirs. Lorsqu'un imbécile fait quelque chose dont il
a honte, il déclare toujours que c'est son devoir. Le plus difficile n'est pas de faire son devoir, c'est de
savoir où il se place. [...] Avec Dieu, ce qu'il y a de terrible,
c'est qu'on ne sait jamais si ce n'est pas un coup du diable... C'est Dieu qui a créé le monde, mais c'est le
Diable qui le fait vivre. S'il y a cent mille damnés pour un sauvé, le
diable a toujours l'avantage sans avoir abandonné son fils à la mort. Nous avons beaucoup d'écrits au style mordant,
où l'on se refuse à convenir qu'il existe un dieu. Mais nul athée, autant que
je sache, n'a réfuté de façon probante l'existence du diable. Les dictatures sont un grand effort manqué des
peuples pour échapper au dégoût, à ce désœuvrement de l'âme. Avant de prendre congé de ses hôtes, Dieu
convint, de la meilleure grâce du monde, qu'il n'existait pas. Notre Dieu est au ciel qui fait tout ce qu'il
veut par le moyen de ceux-là mêmes qui ne font pas sa volonté. Dieu est le seul être qui, pour régner, n'ait
même pas besoin d'exister. [...] Je me passais très bien de Dieu et si
j'utilisais son nom, c'était pour désigner un vide qui avait à mes yeux
l'éclat de la plénitude. Ce que nous appelons hasard, c'est peut-être
la logique de Dieu. Plus on approche de Dieu, plus on est seul.
C'est l'infini de la solitude. Imaginer Dieu sans les prisons. Quelle solitude ! Le Dieu des chrétiens est un père qui fait
grand cas de ses pommes et fort peu de ses enfants. L'idée qu'il n'y a pas de Dieu ne fait
trembler personne ; on tremble
plutôt qu'il y en ait un. Dans un monde aussi incohérent, l'existence de
Dieu ne serait pas une chose plus folle que la non-existence de Dieu. Si Dieu pouvait tout à coup être condamné à
vivre de la vie qu'il inflige à l'homme, il se tuerait. La plus sublime révélation, c'est que Dieu
est en chaque homme. Ne distingue pas Dieu du bonheur et place tout
ton bonheur dans l'instant. On est bien forcé de croire au doigt de Dieu,
quand on voit comme il se l'est mis dans l'œil. Si beau que soit l'ostensoir, ce n'est qu'au
moment où on ferme les yeux qu'on sent passer Dieu. On tue un homme, on est un assassin. On tue des
millions d'hommes, on est un conquérant. On les tue tous, on est un dieu. Supprimez le conditionnel et vous aurez
détruit Dieu. [...] la fonction essentielle de l'univers, qui
est une machine à faire des dieux. L'ordre et les dieux meurent dès qu'un seul
homme a poussé son accomplissement jusqu'au terme de la liberté. Les païens ont bien connu qu'il y avait
quelque divinité souveraine, mais ils ont toujours voulu avoir une garenne de
petits dieux à leur porte. Qu'est-ce que l'homme ?
Il est cette force qui finit toujours par balancer les tyrans et les dieux. Pour que les dieux s'amusent beaucoup, il
importe que leur victime tombe de haut. [...] Sans dieux ni maîtres, ceux-là étant
morts, ceux-ci n'étant pas encore nés, nous n'avons que notre jeunesse. C'est dans ce que les hommes ont de plus commun
qu'ils se différencient le plus. J'ai assez vécu pour voir que différence
engendre haine. Les hommes se distinguent par ce qu'ils
montrent et se ressemblent par ce qu'ils cachent. Je trouve autant de différence de nous à
nous-mêmes que de nous à autrui. Plus se joignent de voix diverses et contraires, L'enfant noir, l'enfant blanc Toutes choses sont dites déjà; mais comme
personne n'écoute, il faut toujours recommencer. Tout est dit, et l'on vient trop tard depuis
plus de sept mille ans qu'il y a des hommes et qui pensent. On n'aime pas une femme pour ce qu'elle dit; on
aime ce qu'elle dit parce qu'on l'aime. Tout ce que l'on dit de nous est faux; mais pas
plus faux que ce que nous en pensons. Mais d'un autre faux. En toute chose, l'on ne reçoit qu'en raison de
ce que l'on donne. Le difficile, ce n'est pas de donner, c'est de
ne pas tout donner. Il faut affirmer si nous voulons comprendre, et
nous donner si nous voulons sentir. Toute douleur veut être contemplée, ou bien
elle n'est pas sentie du tout. Il n'est pas de douleur que le sommeil ne sache
vaincre. Le souvenir du bonheur n'est plus du bonheur; Le meilleur remède que je sache pour les
douleurs présentes, c'est d'oublier les joies passées, en espérance de mieux
avoir. Toute douleur qui n'aide personne est absurde. La mort n'est pas une chose si sérieuse; la
douleur, oui. Les jours sont peut-être égaux pour une
horloge, mais pas pour un homme. Dieu n'avait fait que l'eau, mais l'homme a
fait le vin. Si un contemplatif se jette à l'eau, il
n'essaiera pas de nager, il essaiera d'abord de comprendre l'eau. Et il se
noiera. On pense à partir de ce qu'on écrit et pas le
contraire. Ceux qui écrivent comme ils parlent,
quoiqu'ils parlent très bien, écrivent mal. La première politesse de l'écrivain, n'est-ce
point d'être bref ? Il vous vient quelquefois un dégoût d'écrire
en songeant à la quantité d'ânes par lesquels on risque d'être lu. Il faut écrire pour soi, c'est ainsi que l'on peut
arriver aux autres. Les écrits sont la descendance de l'âme comme les
enfants sont celle du corps. Ecrire n'était rien d'autre que d'avoir le temps de dire
: je meurs. Toutes choses sont dites déjà ; mais comme personne
n'écoute, il faut toujours recommencer. La pensée vole et les mots vont à pied. Voilà tout le
drame de l'écrivain. La joie ne peut éclater que parmi des gens qui
se sentent égaux. L'esprit d'égalité extrême, conduit au
despotisme d'un seul. L'amour abstrait de l'humanité est presque
toujours de l'égoïsme. [...] La générosité n'est souvent que
l'aspect intérieur que prennent nos sentiments égoïstes quand nous ne les
avons pas encore nommés et classés. L'amour est un égoïsme à deux. L'égoïsme n'est pas l'amour de soir, mais une passion
désordonnée de soi. C'est n'être bon à rien de n'être bon qu'à soi. Pourquoi Dieu met-il donc le meilleur de la vie Il y a deux moments de sa vie où tout homme
est respectable : son enfance et son
agonie. L'enfance a des manières de voir, de penser,
de sentir qui lui sont propres; rien n'est moins sensé que d'y vouloir
substituer les nôtres. Il arrive un moment, dans la vie intérieure
des familles, où les enfants deviennent, soit volontairement, soit
involontairement, les juges de leurs parents. À quoi sert la vie si les enfants n'en font
pas plus que leurs pères ? Il est si beau, l'enfant, avec son doux
sourire, Les enfants n'ont ni passé ni avenir, et, ce
qui ne nous arrive guère, ils jouissent du présent. Il est aussi vain d'écrire spécialement pour
le peuple que pour les enfants. Ce qui féconde un enfant, ce n'est pas un livre
d'enfantillages. Les enfants commencent par aimer leurs parents.
En grandissant, ils les jugent, quelquefois ils leur pardonnent. Si l'on veut s'approcher des enfants, il faut parfois
devenir enfant soi-même. Il vaut mieux être chassé d'entre les hommes que
d'être détesté des enfants. A quoi sert la vie si les enfants n'en font pas plus que
leurs pères ? J'étais un enfant, ce monstre que les adultes fabriquent
avec leurs regrets. Les enfants trouvent tout dans rien, les hommes ne
trouvent rien dans tout. Mieux vaudrait encore un enfer intelligent
qu'un paradis bête. Quand le poète peint l'enfer, il peint sa vie. Il n'y a d'autre enfer pour l'homme que la bêtise ou la
méchanceté de ses semblables. [...] Les passions tendent toujours à
diminuer, tandis que l'ennui tend toujours à s'accroître. Tous les hommes qui s'ennuient dans une
planète passent leur pauvre vie à en aller chercher une autre. Il y a des moments de la vie où une sorte de
beauté naît de la multiplicité des ennuis qui nous assaillent [.. .]. Si les singes savaient s'ennuyer, ils pourraient devenir
des hommes. L'ennui est un des visages de la mort. L'ennui fait le fond de la vie, c'est l'ennui qui a
inventé les jeux, les distractions, les romans et l'amour. Il m'arrive de me demander si deux erreurs qui
se combattent ne sont pas plus fécondes qu'une vérité qui régnât sans
conteste. L'expérience est le nom que chacun donne à
ses erreurs. Une erreur est d'autant plus dangereuse qu'elle contient
plus de vérité. L'espérance [...] est la plus grande et la
plus difficile victoire qu'un homme puisse remporter sur son âme. Le souvenir est l'espérance renversée. On
regarde le fond du puits comme on a regardé le sommet de la tour. L'espérance, toute trompeuse qu'elle est, sert
au moins à nous mener à la fin de la vie par un chemin agréable. Non, je ne trouve point beaucoup de différence L'espérance est le plus utile et le plus
pernicieux des biens. [.. .] Dans toutes les larmes s'attarde un
espoir. [...] Ce n'est pas l'esprit qui est dans le
corps, c'est l'esprit qui contient le corps, et qui l'enveloppe tout entier. Ceux qui ont beaucoup à espérer et rien à perdre
seront toujours dangereux. L'espoir, au contraire de ce qu'on croit, équivaut à la
résignation. Et vivre, c'est pas se résigner. L'espoir est une mémoire qui désire. L'espérance est le seul bien de ceux qui n'en ont plus. Ce n'est pas assez d'avoir l'esprit bon, mais
le principal est de l'appliquer bien. Le propre de l'esprit, c'est de se décrire
constamment lui-même. Les plus douteux égarements de la chair m'ont
laissé l'âme plus tranquille que la moindre incorrection de mon esprit. On peut faire semblant d'être grave; on ne
peut pas faire semblant d'avoir de l'esprit. L'instinct, c'est l'âme à quatre pattes; la
pensée c'est l'esprit debout. Les défauts de l'esprit augmentent en
vieillissant, comme ceux du visage. Quand on court après l'esprit, on attrape la
sottise. Le bonheur est salutaire pour les corps, mais
c'est le chagrin qui développe les forces de l'esprit. |